Misères de l’histoire à la télévision
Que faire quand Christine Angot profère une énorme ineptie sur l’esclavage ? Les responsables de chaînes publiques ont une responsabilité décisive quand ils privilégient la bêtise sur les savoirs.
Une nouvelle fois, une émission du service public télévisuel a brillé par sa turpitude. La scène a suffisamment tourné pour qu’on se contente d’en rappeler l’essentiel : une écrivaine à succès devenue éditorialiste dans un programme en vue énonce sans vergogne une contre-vérité historique sur l’esclavage. Christine Angot explique que la différence principale entre la Shoah et la traite des Noirs réside dans le bon traitement accordé aux seconds, du fait de leur destinée à être vendus au meilleur prix comme force de travail. En face, Franz-Olivier Giesbert, qui opine du chef avec des yeux gourmands, et Laurent Ruquier, animateur d’« On n’est pas couché », s’illustrent par leur silence.
Cette communion dans l’ignorance est tout à fait saisissante. Si les propos de Christine Angot ont été largement démontés par des historiennes et des historiens rappelant la mortalité énorme des esclaves déshumanisés, une question reste en suspens : comment est-il possible de diffuser en toute impunité de telles inepties sur un drame aux échos mémoriels aussi sensibles dans une émission très écoutée ?
On impute souvent aux défaillances de l’enseignement de l’histoire l’état parfois navrant des connaissances sur certains sujets. Les éditorialistes de l’émission en question ne sont d’ailleurs pas les derniers quand il s’agit de se lamenter sur le délabrement des connaissances à l’école. Pourtant, l’histoire de l’esclavage y est enseignée, et n’importe quel élève de collège ou de lycée serait aujourd’hui capable de contredire les aberrations professées par Christine Angot. Certes, on peut y regretter des manques, l’insuffisance d’attention accordée à l’esclavagisme colonial par exemple (le système des plantations), ou le caractère désincarné de l’étude du commerce triangulaire, parfois réduit à une petite carte, mais peu de manuels ne contiennent pas un schéma de bateau négrier, un témoignage d’esclave ou une image de plantation de canne à sucre. Depuis la loi Taubira de mai 2001, la traite atlantique est qualifiée de crime contre l’humanité et doit être étudiée à l’école.
D’aucuns ont, à raison, rappelé les effets délétères de la mise en concurrence des mémoires. On pourrait ajouter qu’il s’agit d’une aberration méthodologique pour les historiens, tant il ne nous appartient pas de fournir des billes à des concours malsains de mesure des drames et des souffrances. Mais voilà, les historiens spécialisés peinent à se faire entendre par le plus grand nombre, et force est de constater que les poncifs historiques et mémoriels s’installent sans grande résistance dans l’espace public, surtout quand ils viennent flatter les instincts réactionnaires, voire racistes.
Il n’y a rien à sauver dans ce passage télévisuel, mais peut-être pourrait-on y saisir l’occasion de repenser la place de l’histoire dans les émissions grand public ? Nous ne sommes franchement pas gâtés avec les apologies de la contre-révolution savamment distillées par l’émissaire patrimonial du gouvernement, Stéphane Bern, ou par son acolyte Lorànt Deutsch, n’ayant à offrir de l’histoire qu’une galerie de portraits de puissants. Carrément pas gâtés non plus par les saillies révisionnistes régulières d’un Éric Zemmour réduisant les historiens à des trublions chargés de démonter ses convictions d’extrême droite. « Vous n’avez qu’à y aller ! », nous répondent parfois quelques spectateurs fatigués par cette propagande et cette indigence, mais la question n’est pas si simple. L’historien n’a pas un mode de pensée en « punchline », comme c’est en vogue aujourd’hui dans les médias, il est obligé de développer, de plaider pour la complexité, d’expliciter. Ce n’est donc pas un bon client. Certains s’en sortent mieux que d’autres et sont donc régulièrement appelés, mais au risque de devoir intervenir sur des sujets qu’ils maîtrisent mal et d’y perdre au passage leur casquette de savant. Aussi la responsabilité de telles scènes télévisuelles repose-t-elle bien plus largement sur les animateurs de ces émissions, et c’est à l’ensemble du service public (au moins) de prendre l’initiative d’un vaste aggiornamento à propos de ses appétences pour la bêtise et la haine plutôt que pour la saveur des savoirs.