En raison du rapport qu’il a rédigé sur le Projet de Loi portant diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union Européenne dans les domaines de la propriété littéraire et artistique et du patrimoine culturel et de son rôle lors de l’examen de ce texte, Hervé Féron était invité ce mercredi après-midi à ouvrir les débats lors du colloque annuel de la SPEDIDAM.
Hervé Féron est revenu sur les difficultés rencontrées par les artistes-interprètes pour garantir le respect de leurs droits ainsi que sur les mesures récemment prises pour soutenir la création culturelle et préserver l’exception culturelle française. Vous pouvez retrouver son intervention ci-dessous.
Intervention d’Hervé Féron au colloque national de la SPEDIDAM :
Mesdames et Messieurs,
Permettez-moi tout d’abord de vous dire à quel point je suis honoré d’ouvrir ce colloque de la Spedidam qui, depuis plus de cinquante ans, se bat pour le respect et l’amélioration des droits des artistes-interprètes. En réclamant dès le départ la reconnaissance de droits égaux à ceux dont jouissaient les auteurs depuis la Révolution, la Spedidam a fortement contribué à l’émergence d’une jurisprudence plus favorable aux artistes-interprètes, qui a débouché sur la loi de 1985 instaurant les droits dits « voisins » du droit d’auteur.
Avant cette date, l’artiste-interprète ne recevait qu’un pourcentage sur la vente des disques, et seuls l’auteur des paroles, le compositeur et leurs éditeurs respectifs, touchaient une rémunération sur la diffusion des œuvres, que ce soit à la radio, à la télévision ou dans des lieux sonorisés. En 1985, un grand Ministre, Jacques LANG, corrige ce préjudice, et fait en sorte que les artistes-interprètes touchent eux aussi des droits sur la diffusion des œuvres auxquelles ils ont participé, en leur permettant de bénéficier d’une rémunération complémentaire au cachet qu’ils reçoivent quand ils effectuent une représentation. C’est ainsi que, dans le domaine musical, la rémunération équitable a été créée, permettant aux artistes-interprètes de vivre plus décemment de leurs œuvres.
Plus de trente ans après cette loi de progrès, il semble néanmoins que le combat pour une juste rémunération des artistes-interprètes soit loin d’être gagné. De plus en plus d’artistes sont frappés par la précarité et ne font pas le poids face aux géants du Net comme Youtube ou Google. Avec l’arrivée de nouveaux supports numériques et le développement d’Internet, il est plus que jamais urgent de mieux protéger les artistes-interprètes et de garantir un plus juste partage de la valeur.
L’un des problèmes majeurs réside en effet dans le partage inéquitable des revenus issus de l’écoute en streaming via les plateformes payantes. Ce mode de consommation des œuvres, en forte croissance, aurait généré en 2013 un total de 43% des revenus du marché numérique de la musique. Or, à la fin de cette même année, la plateforme Spotify a lancé un site Internet montrant que le mécanisme de redistribution des recettes perçues était fortement biaisé au profit des intermédiaires que sont les producteurs, faisant peu de cas des artistes. On y apprenait que Spotify reversait 70 % de ces recettes aux labels et aux maisons de disques, et qu’en moyenne, par écoute, elle reversait un demi-centime d’euro par chanson aux artistes. Ainsi, pour qu’un musicien puisse espérer gagner 1 000 €, il faut que son titre soit écouté près de deux millions de fois. Le contrat traditionnel entre l’artiste et le producteur ne semble donc pas adapté au streaming. La solution à ce problème pourrait passer, comme le suggère la Spedidam, par la perception directe, via la gestion collective, de la part des artistes auprès de ces plateformes en ligne.
En ces temps difficiles pour les artistes-interprètes, il convient aussi de défendre l’exception pour copie privée, qui constitue pour eux une autre source de revenus non négligeable. Inventé par les Allemands en 1965 et en vigueur en France depuis 1985, ce système autorise une personne à reproduire une œuvre de l’esprit pour son usage privé, en contrepartie de quoi une partie du prix d’achat de tous les appareils multimédia, notamment les CD ou clés USB, est prélevée. Une part de cette rémunération est versée aux auteurs, et l’autre part est partagée à égalité entre artistes-interprètes et producteurs.
Depuis sa création en 1985, la copie privée est menacée par les industries du disque, du cinéma et de la vidéo, qui interpellent régulièrement le législateur pour en limiter le champ. A titre d’exemple, lorsque le support d’enregistrement est acquis pour un usage professionnel, la redevance pour copie privée n’est pas due, et l’acquéreur peut effectuer une demande de remboursement auprès de la société Copie France. Récemment encore, un amendement du groupe UMP à l’Assemblée nationale visait à exclure du champ de la rémunération pour copie privée tous les supports acquis à des fins professionnelles, y compris ceux qui sont également utilisés à des fins privées, alors même que cette disposition irait à l’encontre de la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne. Si les débats que nous avons eus à l’Assemblée sur le sujet de la copie privée peuvent apparaître complexes, il n’en demeure pas moins que ce dispositif doit être défendu pour garantir les droits à rémunération des artistes-interprètes.
Fortement attaché à l’exception pour copie privée, je m’intéresse de près à la proposition de la Spedidam d’appliquer ce principe au « cloud computing » ou à l’informatique en nuage, ce processus qui consiste à utiliser des serveurs informatiques distants à travers un réseau, généralement Internet, pour stocker toutes sortes de fichiers, et notamment des enregistrements sonores et audiovisuels. En effet, les pratiques de stockage d’enregistrements à des fins privées évoluent en permanence, et elles se sont très bien adaptées aux supports numériques. Il convient donc de modifier le dispositif juridique de l’exception pour copie privée, en amendant les articles concernés du Code de la Propriété Intellectuelle. Ayant récemment été nommé membre de la Mission d’information lancée par la Commission des affaires culturelles et de l’éducation à l’occasion des trente ans de l’exception pour copie privée, je ne manquerai pas de me faire le relais de cette proposition de la Spedidam et de vous tenir informés de l’avancement de nos travaux.
Les droits des artistes-interprètes ont aussi été renforcés à plusieurs reprises par des directives de l’Union européenne, dont certaines d’entre elles ont été transposées dans notre droit interne. C’est le cas tout récemment de la directive du 27 septembre 2011, qui a porté la durée de protection des droits des artistes-interprètes et des producteurs de disques de 50 à 70 ans, en leur permettant de continuer à tirer des revenus de leurs œuvres pendant vingt années supplémentaires.
Permettez-moi de m’attarder un peu sur ce point, qui m’a tout particulièrement intéressé en cette fin d’année, ayant été nommé Rapporteur à l’Assemblée nationale du Projet de loi permettant la transposition de ces mesures en droit français.
En portant de cinquante à soixante-dix ans la durée de protection des droits des artistes-interprètes et des producteurs de disques, nous prenons acte d’une part de l’allongement de la durée de vie des personnes, et d’autre part de la nécessité d’aider les producteurs pour soutenir la création et favoriser la découverte de nouveaux talents. Ce faisant, nous apportons une réponse à la hauteur des défis auxquels le secteur de la musique est confronté, qui sont ceux du piratage électronique et de la diffusion en ligne.
Par ailleurs, à l’issue de la période initiale de cinquante ans de protection des droits, ce Projet de loi prévoit un droit de résiliation pour chaque artiste-interprète sur le contrat qui le lie à un producteur, au cas où ce producteur refuserait d’exploiter son œuvre et laisserait donc l’artiste sans rémunération. Le producteur se voit donc soumis à une double obligation, à savoir offrir à la vente des exemplaires du disque en quantité suffisante, et mettre l’œuvre à la disposition du public pour un accès à la demande sur Internet.
Si ces dispositions favorables aux droits des artistes-interprètes ont pu être transposées dans notre droit interne, ce n’est malheureusement pas le cas de certaines autres directives. La Spedidam a ainsi alerté à de nombreuses reprises les pouvoirs publics sur l’absence, dans la loi française, de certains droits reconnus aux artistes-interprètes par l’acquis communautaire. Comme on peut le lire dans le Livre blanc de la Spedidam, il en est ainsi des droits de distribution, de prêt et de location qui ne sont pas reconnus alors même qu’ils résultent d’une directive européenne de 1992.
Il semble désormais qu’une grande partie des combats en matière de propriété intellectuelle se joue à l’échelle européenne. En effet, comme le disait l’ancienne Ministre Aurélie Filippetti, « nous sommes à un moment charnière pour la politique européenne culturelle ». À son initiative, le Forum de Chaillot sur l’avenir de la culture et de l’Europe avait pour but en début d’année dernière de dégager une feuille de route quinquennale pour la Commission européenne nouvellement élue, dont certaines propositions concernent directement les artistes-interprètes, à l’image du plan de soutien à la mobilité des artistes et des œuvres. Je serais à ce sujet désireux de connaître l’avis de la Spedidam sur les propositions qui ont pu être formulées à l’issue de ce Forum.
Dans le même temps, je ne vous cache pas mon inquiétude concernant la volonté affichée par Jean-Claude JUNCKER de « revoir et [de] moderniser les règles européennes sur le droit d’auteur », ainsi que les droits voisins des artistes-interprètes, de même que je ne suis pas favorable à la création d’un marché unique européen, pouvant miner la diversité culturelle en Europe. L’aplanissement des licences territoriales à travers l’Europe ouvrirait en effet la voie à un nouvel affaiblissement du droit d’auteur et des droits voisins, d’autant plus que l’actuel Commissaire au numérique européen a qualifié la législation en matière de copyright d’ « obsolète », affirmant que celle-ci « ne correspondait pas avec le monde numérique ».
J’ai d’ailleurs été l’un des principaux artisans de la Proposition de Résolution Européenne votée cette année afin de préserver l’exception culturelle dans les négociations commerciales entre l’Union européenne et les Etats-Unis, qui sont en cours. Tout l’enjeu était alors de ne pas inclure les services culturels, et notamment audiovisuels, dans les négociations, ce qui était loin d’être garanti par les annonces initiales de la Commission. Un an après, si cette exception culturelle semble ne plus être remise en cause par le TAFTA, il ne s’agit pas de baisser la garde ; rien ne nous dit par ailleurs que la pression des majors hollywoodiennes ne remettra pas en cause ce principe dans le futur accord.
Nous devons dans un premier temps nous saisir du Projet de loi « Liberté de création, architecture et patrimoine », dont la Ministre de la Culture a annoncé jeudi dernier lors d’une audition à l’Assemblée nationale qu’il serait bien inscrit à l’ordre du jour parlementaire. La Ministre l’a dit, ce Projet de loi doit nous donner l’occasion d’aboutir, enfin, à un juste partage de la valeur entre artistes et intermédiaires concernant la musique légale sur Internet, tout en adaptant le mode de gestion des droits des artistes au numérique, notamment via la gestion collective.
Je tiens pour finir à vous faire savoir que je suis tout à fait disposé à travailler avec vous dans le cadre de ce Projet de loi, pour faire adopter des mesures visant à protéger les artistes-interprètes, et, par-delà, la liberté et la qualité artistiques.
Je vous remercie pour votre attention, et vous souhaite un excellent colloque.