Je souhaite partager cet article de Jean-Marc Vittori publié sur le site internet des Echos (http://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/021538904000-les-lecons-oubliees-des-annees-19-30-1182573.php?RlfFIkHDfJzFMJKf.99) qui offre un parallèle intéressant entre la situation actuelle et les années 1930. Si je ne partage pas toutes les opinions de l’auteur, en particulier lorsqu’il parle des « archéo-PS », je trouve que l’article offre dans l’ensemble un point de vue intéressant.
Les leçons oubliées des années 1930
Jean-Marc Vittori / Editorialiste | Le 08/12 à 07:00
Les Echos
Face à la fatigue de la crise, la montée des extrémismes n’est pas surprenante. Le succès du Front national non plus. A cela près que l’une et l’autre passent par l’oubli des leçons terribles de l’entre-deux-guerres.
de Jean-Marc Vittori
Les hommes et plus encore les peuples ne peuvent pas vivre sans espoir. Quand la crise s’éternise, quand la sécurité est menacée, quand l’horizon semble bouché, ils aspirent à changer de destin. Ils s’engagent alors dans des routes nouvelles. Parfois, ils trouvent la lumière. Souvent, ils vont de Charybde en Scylla. C’est ce qui s’est passé dans les années 1930. C’est ce qui se passe aujourd’hui en Europe.
La France est aujourd’hui l’exemple le plus frappant de cette terrible amnésie. Le pays va mal. Le chômage continue de monter alors qu’il baisse chez pratiquement tous ses voisins, l’économie a connu depuis un quart de siècle l’une des plus faibles croissances par tête de tous les pays avancés, l’école est très inégalitaire, la société de statuts tourne à la pyramide de castes, avec des intouchables au sommet. La droite comme la gauche ayant échoué à régénérer le pays, l’extrémisme gagne du terrain.
Cette tentation monte presque partout en Europe. Au sud de l’Europe, elle bascule souvent vers la gauche, avec Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne. Le Mouvement 5 étoiles en Italie, lui, tire vers l’extrême droite, avec la volonté de fermer les portes et de rester entre soi qui se retrouve dans beaucoup de pays du Nord – AfD en Allemagne, Ukip au Royaume-Uni, Parti pour la liberté aux Pays-Bas, Vrais Finlandais en Finlande, etc. La même volonté de fermeture était apparue dans les années 1930. En France, les dizaines de ligues d’extrême droite n’ont jamais réussi à se fédérer et c’est le Front populaire qui remporta les élections en 1936. Mais il en fut autrement en Allemagne, pays économiquement le plus mal en point de l’époque. Le Parti national-socialiste, qui conquit le pouvoir en 1933, porte un nom qui indique son programme. Il est « national » car il porte une version intégriste du nationalisme, profondément xénophobe – il entend chasser les non-Allemands d’Allemagne puis prend les juifs comme boucs émissaires. Il est « socialiste » car il a un programme social très développé, rejette le capitalisme et prône un dirigisme d’Etat.
Nous n’en sommes pas encore là en France, mais nous n’en sommes plus très loin. Dimanche, plus de 6 millions de Français ont voté pour les candidats Front national aux élections régionales. Or son programme ressemble de plus en plus à celui du Parti national-socialiste. Il est d’abord fondé sur une logique de fermeture et de rejet de l’autre. Il a ensuite une vision économique qui a changé depuis le programme initial de Jean-Marie Le Pen (le libéralisme poujadiste : moins d’impôts, moins de règles, moins de concurrence). Le programme actuel ressemble beaucoup plus à celui des archéo-PS. Dénonciation du grand capital et de la « mondialisation ultralibérale », nationalisations, préservation des fonctionnaires (effectifs et statut), retour à la retraite à 60 ans… Pas étonnant que des électeurs de gauche votent FN. Même si le programme national-socialiste des années 1930 a débouché logiquement sur une forme d’économie très dirigiste, qui ne peut survivre qu’en temps de guerre et qui serait dévastatrice trois quarts de siècle plus tard, dans une société numérique où il faut au contraire libérer les énergies de la base.
Les Français ne sont pas les seuls à oublier les leçons des années 1930. Les Européens abordent aujourd’hui la question des migrants comme si c’était la première fois qu’elle se posait. Or elle était aiguë quand les juifs fuyaient en masse l’Allemagne. A l’initiative du président américain Franklin Roosevelt, les gouvernants du monde entier s’étaient rencontrés à Evian en 1938. Comme le raconte la journaliste Imogen Wall dans un article hallucinant publié sur le site humanitaire Irin, chacun avait une excellente raison de ne rien faire, une raison qui semble étrangement familière. « Nous n’avons pas de problème racial et nous ne voulons pas en importer un », affirmèrent les Australiens. Les Brésiliens acceptaient seulement les baptisés. Les Français craignaient que les nouveaux venus prennent les emplois des Français. Les Britanniques acceptèrent seulement ceux qui acceptaient de devenir domestiques. Les Américains préféraient garder leurs ressources pour leurs pauvres à eux, et redoutaient la présence non de terroristes mais d’espions parmi les migrants – un argument aussi avancé par Paris. Au bout du compte, seule la République dominicaine se déclara prête à accueillir 100.000 réfugiés pour cultiver ses terres. A peine 800 vinrent. Conclusion d’Imogen Wall : « Echouer à traiter un problème massif de réfugiés est une décision qui n’est ni neutre ni sans conséquences. »
D’autres leçons de cette époque à la fois si différente et si semblable paraissent elles aussi lointaines. En matière de change : chaque pays a la tentation de dévaluer sa monnaie dans son coin, alors que les dévaluations unilatérales des années 1930 avaient dévasté la finance internationale et débouché après guerre sur la création d’un régime de change quasi fixes. En matière commerciale : depuis le début de la crise, les pays du G20 ont pris, selon le dernier pointage du réseau Global Trade Alert , 3.581 mesures pour freiner les échanges, alors que la fermeture des frontières à partir de 1930 avait renforcé la spirale dépressive de l’activité. En matière bancaire : les grandes banques avaient été obligées après la crise de 1929 de faire le tri dans leurs activités, alors qu’elles ont été cette fois-ci préservées mais abruties de nouvelles normes. Peut-être aussi en matière monétaire : la banque centrale des Etats-Unis va relever les taux d’intérêt malgré un endettement record du pays, alors que la hausse des taux pratiquée en 1937 avait replongé le pays en récession. La douleur condamne-t-elle les peuples et leurs gouvernants à l’oubli ?
Jean-Marc Vittori